J’ai entendu parler de Frank Farrelly avec éloges par des collègues Européens qui avaient participé à ses ateliers et des thérapeutes Américains qui l’avaient observé longuement. J’ai lu son livre puis je l’ai vu mener une entrevue à sa façon. Impressionné, j’ai donc décidé de parler au «fou du roi» lui-même!
Frank Farrelly, à vous voir en entrevue on croirait que vous agressez votre client et que vous vous amusez à ses dépends!
C’est une impression que vous pouvez avoir, de l’extérieur. Ce n’est pas ce que mes clients vivent. Je ne ridiculise pas la personne, mais ses hypothèses et ses comportements inefficaces. Mes clients disent plutôt que j’ai mis en mots ce qu’ils pensaient au plus profond d’eux-mêmes.
Commencez-vous à provoquer dès la première entrevue, avant même d’établir un «contact»?
Absolument! Je commence dès la première minute à chercher chez mon client l’indice le plus évident. J’observe ses émotions, ses idées, son apparence, etc. Je ne porte pas attention à ce que le client veut, mais je recherche ce dont il a besoin.
Et je vais donc directement au coeur du problème: je donne au client l’occasion d’aborder immédiatement les sujets les plus brûlants. La première entrevue se passe habituellement à un moment de crise et cette occasion ne se représentera peut-être pas! Lorsque mes clients évitent des points sensibles, je risque le tout pour le tout …et j’insiste pour qu’ils en parlent franchement ou cessent la thérapie. 90% de mes clients choisissent de discuter du sujet qui les angoisse. Si vous évitez dès le départ certains sujets, vous communiquez à vos patients le message suivant «Vous êtes trop fragiles pour parler de cela maintenant.»
Continuez-vous de provoquer lorsque vous voyez que votre client a changé?
Pourquoi cessez de miser sur un cheval gagnant? Je continue de provoquer mon client jusqu’à la dernière entrevue: je le pique pour l’inciter à s’affirmer et à prendre des risques dans ses relations personnelles.
Quand la thérapie progresse les clients demandent souvent au thérapeute d‘être leur ami. Bien que semblable à une amitié vraie, la relation thérapeutique en diffère car sa raison d’être est d’amener une personne à changer. Je crois que le meilleur thérapeute dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité!
Avez-vous toujours pratiqué ce style de thérapie?
Non. Au début de ma pratique j’ai travaillé en contact étroit avec Carl Rogers. La thérapie centrée sur le client était pour moi une nouvelle façon formidable d’entrer en relation. J’ai été frappé de voir combien ces entrevues sonnaient vrai. J’ai alors jeté par la fenêtre une grande partie de ce que j’avais appris.
Qu’est-ce qui vous a poussé à changer votre approche?
Je devenais de plus en plus frustré: je me rendais compte que le rôle traditionnel du thérapeute passif et réceptif ne me convenait plus. Il m’était de plus en plus difficile d’écouter mon patient sans tenir compte des signaux bruyants que j’entendais au plus profond de moi. Je voulais non seulement offrir à mon client une compréhension empathique, mais aussi l’amener à voir comment les autres le perçoivent.
Je me suis dit: «Si le patient ne change pas, ce n’est pas nécessairement signe qu’il «résiste»; c’est sans doute un indice que la thérapie n’est pas adéquate… et c’est à moi d’en créer une nouvelle!»
Comment avez-vous créé cette nouvelle approche?
J’ai réussi à convaincre un collègue de tenter avec moi «l’expérience du niveau maximal de congruence et d’authenticité». Nous avons convenu d’exprimer au cours de l’entrevue toutes nos pensées, nos sentiments et nos réactions non seulement envers le client, mais l’un envers l’autre.
Nous avons découvert qu’un rejet sincère (de certains comportements) est certainement plus thérapeutique que la fausse acceptation ou l’indifférence. Je compris alors que la congruence totale est très utile au client.
Je me rendis aussi compte que la douleur et l’humour pouvaient se côtoyer en thérapie: non seulement je pouvais rire d‘un client sans lui nuire, mais cela pouvait même l’aider.
Qu’avez-vous alors ressenti?
J’étais enthousiasmé! J’avais l’impression d’avoir fait une découverte importante. Je me sentais «libéré»: il me semblait que je pouvais utiliser librement toutes mes réactions pour aider mes clients. Je ne «rongeais pas mon frein»: mes sentiments envers mes clients et mes interventions allaient dans la même direction!
Quelles autres expériences ont orienté votre pratique?
A une «emmerdeuse», je tins un discours de 10 à 15 minutes, pour lui dire qu’elle cassait les pieds de tout le monde. J’étais en colère et ne m’en cachai pas. A la fin de ma tirade, ma cliente sourit et dit avec assurance: «Je le savais.» La leçon pour moi était très claire: une colère sincère peut vraiment aider le client.
En étant «profondément honnête» avec elle, je découvris que les gens peuvent changer rapidement, de façon radicale et permanente.
Après l’entrevue je commençai à comprendre que mes «paroles spontanées» étaient souvent plus efficaces que mes réactions professionnelles mesurées. Plutôt que d’élaborer péniblement mes réponses, je puisais dans une réserve d’interventions jusque là non utilisées.
Avez-vous donc renié Rogers?
Je n’ai jamais rejeté ce que j’ai appris avec Cari Rogers, c’est-à-dire la considération pour le client. D’ailleurs, il me disait après avoir vu mes entrevues: «Je vous connais, Frank, et je connais votre dévouement envers vos patients. Je me demande seulement si d’autres obtiendraient les mêmes résultats avec cette approche.»
Comment la thérapie provocatrice se compare-t-elle à la thérapie non directive?
En bref, disons qu’elles mettent toutes deux l’accent sur la valorisation du client et sur l’importance de l’empathie. Toutefois, j’insiste sur la nécessité pour le client de comprendre les messages des autres.
Vous savez que vous passez pour un salaud, comment montrez-vous votre affection à vos clients?
Cela me fait tressaillir parfois lorsqu’on me dit comment on me perçoit!
Même quand je confronte le client, que je l’imite et tourne en dérision ses idées ridicules, je reste chaleureux. J’exprime mon affection de façon non verbale, par mon ton de voix ou un clin d’oeil. J’avais l’habitude de l’exprimer verbalement mais mes patients ne me croyaient jamais.
D’autres personnes perçoivent mon dévouement dans l’intensité de l’attention que je leur porte ou la liberté que je leur laisse. Ils savent d’une façon intuitive que je les aime. Voilà sans doute ce qui faisait dire à Rogers: «Frank, les gens sont comme les chiens, ils savent si on les aime.»
Cependant je ne donne jamais un message continuel de chaleur et de compréhension; la franchise reste mon mot d’ordre. L’esprit humain a besoin de vérité comme les poumons ont besoin d’air.
Comment fonctionne la thérapie provocatrice?
Le thérapeute pousse le client à rire de lui-même et à découvrir ainsi une nouvelle perspective sur son monde et même sur le thérapeute.
J’utilise une grande variété de techniques afin de provoquer une expérience affective immédiate chez mon client. Mes outils privilégiés demeurent l’humour, l’affection et la provocation.
L’humour semble une composante essentielle de votre thérapie!
Par l’humour, on peut trouver la distance psychologique qui place ses sentiments dans une perspective équilibrée.
Si le client ne rit pas pendant au moins une partie de l’entrevue, ce n’est pas de la thérapie provocatrice! Et si le thérapeute ne peut rire de lui-même il ne peut pas la pratiquer!
Est-ce pour ça que vous affichez un bouffon sur vos entêtes de lettres?
Parmi les nombreux modèles proposés aux psychothérapeutes on emploie souvent, le jardinier, la sage-femme, le guérisseur, etc.
Je préfère le fou du roi: il dégonfle les prétentions et propose une vision inversée des événements humains. Par le rire au milieu des larmes il fait éclater l’absurdité de nos drames.
Tout vous semble permis!
Je n’hésite pas à être dérangeant et non conventionnel.
J’exprime la gamme complète des sentiments humains. Je crois que la vie est le théâtre de toutes les passions et je suis persuadé que le rire contient plus de vérité que les larmes et la dépression.
J’ai la conviction que chaque client n’a pas besoin de réponses de soutien pour changer. La thérapie peut être grossière, humoristique, spontanée, sarcastique, outrageante, dynamique!
Ce qui distingue la thérapie provocatrice, c’est la franchise, la confrontation, la communication équivoque, l’absence de «dignité professionnelle» et l’usage délibéré de l’humour.
Ne vous taxe-t-on pas de «manque de professionnalisme»?
La plupart des thérapeutes sont trop sérieux! L’humour rend la thérapie plus amusante, et même agréable.
La moquerie est la forme d’humour qui soulève le plus d’objections et de questions chez les membres de ma profession, et à juste titre, car employée à mauvais escient, elle peut être dommageable.
Encore une fois, en thérapie provocatrice, le thérapeute se moque non seulement des idées et des comportements de son client, mais aussi de son propre rôle.
La franchise a ses limites, non?
Trop de thérapeutes ont l’impression qu’ils ne peuvent pas livrer carrément leurs impressions à leurs clients: ils craignent de les «contrarier»!
Ces réactions qu’ils n’osent pas manifester à leurs clients, ils les communiquent à leurs collègues ou à leurs superviseurs! Je suis d’avis qu’il vaut mieux les adresser directement à son client!
Comment un client apprendra-t-il à prendre des risques dans ses relations si par son exemple le thérapeute le persuade qu’il vaut mieux ne rien risquer?
L’usage de confrontation et de provocation a pour but de réduire la relation de dépendance, ce qu’on ne réussit pas toujours à éviter dans les autres formes de thérapie.
Les gens qui viennent en thérapie ne sont-elles pas «vulnérables»?
La fragilité psychologique des gens est grandement surestimée. La plupart des clients entrent avec l’étiquette «Fragile… manipuler avec soin». Malheureusement, les thérapeutes y croient trop souvent et adoptent la manière «délicate et progressive».
Le potentiel qu’ont les clients d’adopter des comportements efficients et socialement valables est beaucoup plus grand qu’on ne le croit. Les thérapeutes axés sur la force de l’être humain abordent plus rapidement les points cruciaux et font davantage confiance aux ressources de leurs clients.
Vous n’êtes pas tendre envers vos clients ni vos collègues!
Comment aimez-vous procéder pour «retirer le bandage d’une plaie»? En thérapie provocatrice, on l’enlève rapidement, au lieu de l’arracher poil par poil, douloureusement.
Bien des thérapeutes essaient de garder leur client calme en lui parlant sur un ton égal. Nous cherchons à faire exactement le contraire. D’après mon expérience personnelle, la «gentillesse» finit par nuire au client.
Vous remettez en question les postulats traditionnels sur la relation thérapeutique.
Il existe un grand nombre de théories contradictoires concernant le comportement humain. En thérapie provocatrice, on n‘appartient à aucune école; on soutient qu’en tenant les gens responsables de leurs actes, on leur donne espoir et dignité.
Notre expérience confirme qu’il s’agit là de l’attitude la plus efficace si l’on veut provoquer des changements chez nos clients et les aider à réaliser leur potentiel.
La tâche du thérapeute est de provoquer son client -assez mais pas trop- afin de le pousser à faire face à sa situation. On ne tolère pas que le client essaie d’éviter une situation, et ce, dès la première entrevue.
L’entraînement consiste sans doute à apprendre à se moquer de son client, à le confronter, etc?
La formation est beaucoup plus nuancées. La confrontation excessive, les sarcasmes inutiles et aveugles, l’humour pour satisfaire ses propres besoins au détriment du client n’ont pas leur place dans une thérapie dont le principal objectif est d’aider son client!
Votre thérapie semble s’intéresser à une catégorie particulière de clients en institution?
Pas du tout. La thérapie provocatrice a été utilisée avec des personnes âgées de 2 à 82 ans qui avaient tous les diagnostics imaginables. Je l’ai employée en psychothérapie depuis 26 ans en pratique privée avec des gens de toutes les classes sociales, avec autant de succès que dans les institutions où je travaillais auparavant. On l’a appliquée avec des individus, des couples, des familles, des groupes, avec des gens de multiples nations, sur tous les continents.
Vous dites que «tout thérapeute traditionnel cache un thérapeute provocateur qui meurt d’envie de sortir».
Certains thérapeutes semblent ne jamais pouvoir dépasser leur formation. D’autres croient que la thérapie provocatrice entre en conflit avec l’image nourrissante du psychothérapeute dont la profession est «d’aider les autres».
Il m’apparaît essentiel de réviser cette conception du rôle du thérapeute et cette position face à la «fragilité» et aux «besoins» des clients.
Peu importe son allégeance, le psychothérapeute a avantage à explorer toutes les techniques disponibles afin de devenir un véritable agent de changement. Quand on possède un vaste répertoire de comportements en thérapie on est capable d’orchestrer et de nuancer ses interventions en fonction des divers problèmes et réactions du client.
Quelles sont les impressions des thérapeutes qui apprennent à utiliser votre approche?
Ils éprouvent un sentiment de libération face à leur rôle traditionnel plutôt limité. Des centaines de thérapeutes m’ont dit que cette approche de la thérapie a changé leur attitude face à leurs clients. Ils disent: «Je ne vois plus mes patients comme des êtres aussi fragiles et ils réagissent vraiment bien à mon attitude à la fois rude et humoristique.» Ou «Je peux rire et blaguer avec mes patients, ce que je n’aurais jamais osé faire avant de vous voir agir en entrevue.» Ou: «Je suis maintenant capable d’aborder les questions pertinentes beaucoup plus rapidement.» Ou: «Je me sens libre d’élargir mon éventail d’interventions en thérapie: j’utilise mes propres réactions au lieu de les craindre: je les considère comme valables.» Ou: « Je suis plus honnête et j’exprime franchement mes impressions et mes sentiments envers mes clients.»